[Extrait du livre : Chercher le sens à Borderland de Caroline Giraud. Copie autorisée dans le cadre de l'exposition sur l'influence des œuvres occidentales dans les mangas]
De Wonderland à Borderland :
transposition des personnages
Les créatures magiques de Wonderland
Plusieurs retournements tel que celui du « sens », expliqué
précédemment, sont à l’œuvre à Borderland : alors que Alice (W), la
petite fille, plonge dans un trou pour rejoindre Wonderland, Alice (B),
le jeune homme, arrive à Borderland après l’explosion d’un feu
d’artifices, dans le ciel. Le lapin, qui plonge dans ce trou avant Alice, est
dans le manga une jeune alpiniste, Usagi (dont le nom japonais signifie
littéralement « lapin »).
En plus d’Alice et du lapin, tous les personnages importants d’Alice
au pays des merveilles trouvent leur équivalent à Borderland.
Revenons un moment sur le héros, Alice (B) : au tout début de l’histoire,
il ne fait rien de sa vie. Il répond au hasard aux questions d’un examen blanc
et rêve de changer de monde, de partir pour un pays inconnu. Il s’ennuie, comme
Alice (W) s’ennuie pendant que sa sœur lit un livre, avant de voir passer le
lapin blanc qui court parce qu’il est « en retard. » Usagi aussi se
dit en retard, dans le tome 8, quand Alice essaie de l’embrasser : « Tu
vas trop vite, Alice. Je n’arrive pas à suivre ton rythme, »[1]
lui dit-elle.
Alice (W) suit le lapin dans son terrier et arrive dans le fameux pays
des merveilles où elle rencontrera plusieurs animaux fantastiques. Le plus
connu est le chat du Cheshire, ce chat qui disparaît et réapparaît, mais ne
perd jamais son sourire. Il semble fou mais, si on lit attentivement ses
dialogues, on se rend compte qu’il tient des propos parfaitement logiques et
cohérents. C’est peut-être même le seul personnage du roman, à part Alice
elle-même, qui manie aussi bien la logique. Chishiya (le nom du personnage est
la transcription du japonais pour « Cheshire »), lui, ne sourit
jamais. Il n’est doué d’aucune empathie, d’aucun sentiment, et est difficile à
cerner : on ne sait s’il est un allié ou un ennemi, si on peut lui faire
confiance, si le chemin qu’il nous indique est le bon. Chishiya est capable de
manipuler Alice et de l’abandonner à une mort certaine, tout comme il a pu
sauver la vie de Karube ou d’Usagi à d’autres moments. Mais derrière cette
apparente incohérence, Haro Asô lui a laissé la logique froide et calculatrice
du chat.
Ensuite vient le Chapelier, créateur de la plage, qu’il veut faire
devenir une utopie pour oublier l’horreur des jeux qui se passent à
l’extérieur. Dans la plage, le seul mot d’ordre est de profiter de la
vie : boire, prendre de la drogue, avoir des relations, nager dans la
piscine… Un plaisir sans fin, comme si le temps, celui des visas qui nous
forcent à jouer, s’était arrêté – comme le temps de Wonderland qui,
selon le Chapelier fou, s’est arrêté à l’heure du thé. Les deux Chapeliers
représentent la paresse et la détente. Comme le Chapelier de Wonderland,
le Chapelier de Borderland cède à la folie – c’est ce qui pousse son
meilleur ami à le tuer. Cet ami, d’ailleurs, devient fou (Aguni perd le contrôle
pendant le jeu de la chasse aux sorcières) ; aussi fou que l’est le Lièvre
de Mars, l’ami de l’autre Chapelier (W).
(...)
Enfin, nous pouvons citer deux derniers personnages même si leur nom ne
donne pas d’indice. Parmi les personnages canoniques du roman, il y a bien sûr
la chenille bleue : il fallait bien qu’elle trouve son équivalent à Borderland,
dans le rôle de Kuina. Le signe évident dès sa première apparition est sa
cigarette, toujours pendue à ses lèvres. Mais on apprend également que Kuina
est une femme transgenre : elle a changé de sexe, métaphoriquement passée
de chenille à papillon. L’adaptation en série sur Netflix a même choisi de lui
faire porter un maillot de bain bleu pour accentuer le rapprochement.
Un peu moins connu, mais visible grâce à l’adaptation de Disney dont j’ai
déjà parlé, Bill le lézard. Quand on parle de lézard, on peut très vite penser
à Niragi et sa manie de tirer la langue. Il porte d’ailleurs une chemise à
motif peau de serpent, chemise qu’il s’enroule autour de la tête après avoir
été brûlé vif. Le reste de son corps est recouvert de bandages. Lors de
l’affrontement avec le Roi de Trèfle dans le tome 10, il ajoute même :
« Ma nouvelle peau, incapable de réguler la température, fait de moi un
être de sang froid. »[4]
L’adaptation de Disney a ajouté un élément au personnage : il met le feu à
la maison dans laquelle Alice est prisonnière afin de chasser ce
« monstre. » Même si ce détail n’est pas dans l’œuvre originale, on
peut quand même le retrouver chez Niragi, qui met le feu à la plage pour la
débarrasser de la sorcière.
Le jeu de cartes
Maintenant que
nous avons analysé le bestiaire du pays des merveilles, passons aux cartes. A Wonderland,
les cartes sont au service du Roi et de la Reine de Cœur. On les aperçoit pour
la première fois dans le jardin de la Reine, en train de repeindre les roses
pour ne pas craindre sa colère. Il ne s’agit que de cartes de cœur.
(...)
Le Valet, la Reine et le Roi de Cœur de Wonderland se retrouvent dans la scène finale du procès du Valet de Cœur, que la Reine condamne à la décapitation pour lui avoir volé des tartes.
Le jeu du Valet de
Cœur, à Borderland, se joue dans une prison. Les joueurs doivent entrer
dans des cellules et s’ils se trompent sur le motif de leur collier, le collier
explose : on peut dire qu’on leur a coupé la tête, sort réservé à tous
ceux qui contrarient la Reine de Wonderland, y-compris ce pauvre Valet
voleur de tartes.
Avant cet épisode
de procès, Alice (W) rencontre la Reine de Cœur au milieu des roses repeintes
et participe à une partie de croquet : ces deux éléments ont été repris
par Asô, le dernier jeu consistant à terminer trois parties de croquet (sans
« perdre la tête ») au milieu d’une roseraie. Le prénom de la Reine
de Cœur (B), Mira, est la transcription japonaise du terme anglais « mirror » :
référence probable au roman De l’autre côté du miroir, mais nous pouvons
aussi dire que Mira est le reflet inversé d’Alice (B), elle qui joue sans se
poser de questions, pour le plaisir, pendant qu’il cherche désespérément des
réponses.
Reste le Roi de
Cœur, dont le jeu n’est pas décrit dans le manga. Cela ne signifie pas pour
autant qu’aucun personnage ne le représente. Lors de la scène du procès du
Valet, le Roi de Cœur tient le rôle du juge. La Reine n’a nullement besoin d’un
procès : tout ce qu’elle attend, c’est de pouvoir crier « Qu’on
lui coupe la tête ! » L’adaptation de Disney a d’ailleurs
accentué cette idée, en faisant dire explicitement au Roi qu’elle n’a pas le
droit de le condamner sans procès. Contrairement à la Reine qui abuse de son
pouvoir, le Roi tient à mettre en place une sorte de justice, même un simulacre
de justice.
Le personnage de Borderland
qui est également attaché à cette idée de justice, au point que son jeu se
déroule dans le Palais de Justice, est le Roi de Carreau : il semble bien
que ce soit lui qui joue le rôle du Roi de Wonderland. Le fait que le
Roi de Carreau « aurait dû » être Roi de Cœur est même dit par
Daimon, une des quatre participants, au moment où les règles du jeu sont
exposées : « Beuh… C’est une stratégie psychologique alors. En
fait, c’est une épreuve à cœur ! »[5] D’ailleurs, c’est bien par
une stratégie psychologique que Chishiya le bat, en faisant jouer contre lui
son désir de justice.
[1] Alice
in Borderland, t.8, Haro Asô, Editions Delcourt, 2014, p.97-98
[2] Alice
in Borderland, t.14, Haro Asô, Editions Delcourt, 2016, p.29
[3] Ibid.,
p.94
[4] Alice
in Borderland, t. 10, Haro Asô, Editions Delcourt, 2015, p. 45
[5] Alice
in Borderland, t. 15, Haro Asô, Editions Delcourt, 2016, p. 105
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